La Cour et la situation en Pologne
La Cour de justice adresse un avertissement à la Pologne
Jean Paul Jacqué
Professeur émérite à l’Université de Strasbourg
Directeur général honoraire au Conseil de l’Union européenne
Alors que la Pologne est susceptible d’être soumise à la procédure de l’article 7 TUE en raison d’atteintes portées à l’indépendance de la magistrature et à une procédure de manquement ouverte par la Commission pour les mêmes raisons, la Cour de justice vient dans un arrêt de grande chambre du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses v Tribunal de Contas, de montrer l’importance qu’elle attache à l’indépendance des membres des juridictions nationales. Elle répondait à une question préjudicielle qui lui avait été adressée par la Cour administrative suprême du Portugal à propos de la réduction temporaire du montant de la rémunération des juges. Dans le cadre de la politique d’austérité, le gouvernement portugais avait décidé de mesures générales de réduction des rémunérations dans la fonction publique en vue de limiter un déficit budgétaire excessif. L’association syndicale des juges portugais contestait ces mesures qui, selon elle, portaient atteinte à l’indépendance des juges. Il s’agissait donc de savoir en l’espèce si les articles 19, paragraphe 1, second alinéa TUE et 47 de la Charte des droits fondamentaux s’opposaient à ces mesures au nom du principe d’indépendance de la magistrature.
La solution au fond n’est guère critiquable. Pour la Cour, s’il est vrai que l’octroi d’une rémunération en adéquation avec les fonctions exercées par les juges est un élément de l’indépendance des juges, les mesures adoptées par le gouvernement portugais s’appliquaient de manière générale aux membres des pouvoirs législatif et exécutif et ne visaient donc pas spécifiquement les magistrats. Mais, l’apport essentiel de l’arrêt consiste dans la manière dont la Cour prend en considération l’indépendance des membres des juridictions nationales.
Son raisonnement se fonde sur les valeurs consacrées par l’article 2 TUE lesquelles comportent une référence à l’État de droit dont l’indépendance de la magistrature constitue un élément essentiel. Mais comment cet élément est-il concrétisé dans les traités. La juridiction de renvoi faisait appel tant à l’article 19 TUE et à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union. L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, impose aux États membres d’assurer une procédure juridictionnelle effective « dans tous les domaines couverts par le droit de l’Union ». Son champ d’application est, pour la Cour, plus large que celui de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, selon lequel celle-ci n’est pas applicable aux États membres que lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En l'espèce, le lien avec la mise en œuvre du droit de l'Union consistait dans le fait que la législation portugaise poursuivait le but de de rationalisation et de cohérence des rémunérations du secteur public visé dans l'accord d'ajustement économique et financier conclu par la Commission avec le Portugal et dans ses décisions d'exécution. La Cour aurait pu appliquer sa jurisprudence Eugenia Florescu [1]. Dans cet affaire, à propos de mesures du même type, elle avait considéré que, même si le gouvernement disposait d'une marge d'appréciation quant aux mesures à prendre pour atteindre l’objectif général visé dans l’accord avec la Commission, il n'en agissait pas moins dans le champ d'application du droit de l'Union ce qui soumettait les mesures prises au respect de la Charte. Or tel n'est pas le cas ici puisque la Cour fonde directement sa solution sur l'article 19 TUE sans faire référence à l'application du droit de l'Union et à la Charte. Elle considère sans doute que la portée de l’article 19 TUE est plus large et que cet article est susceptible de s’appliquer à toutes les juridictions dès lors qu’elles sont susceptibles de trancher des litiges en relation avec le droit de l’Union. Elle se prononce donc au regard de celui-ci sans examiner la compatibilité des mesures contestées au regard de la Charte en neutralisant les limites qui résultent du champ d’application de celle-ci. Il est significatif que la Cour ait choisi d'écarter une solution jurisprudentielle antérieure fondée sur la Charte pour se prononcer exclusivement sur la base de l'article 19 TUE. On ne peut s'empêcher d'y voir la volonté de répondre aux débats actuels sur l'indépendance de la magistrature dans plusieurs États membres dont la Pologne.
Mais l’article 19 TUE consacre-t-il le principe d’indépendance des juridictions nationales. Ce n’était pas l’avis de l’avocat général Saugmandsgaard qui estimait dans ses conclusions que le seul principe consacré par cet article était l'existence de voies de recours garantissant une protection juridictionnelle effective, l’article ne visant pas le statut des juges. La Cour prend une position différente. Pour elle, l’article 19 TUE « concrétise » la valeur de l’État de droit mentionnée à l’article 2 TUE. Or, dans la mesure où l’application du droit de l’Union et le contrôle juridictionnel de celui-ci relève aussi bien de la Cour que des juridictions nationales, le principe général de protection juridictionnelle effective, élément essentiel de l’État de droit, s’impose aux États membres qui sont responsables de son respect dans le chef de leurs juridictions nationales. La Cour rappelle qu’il constitue un prérequis de la coopération entre elle et les juges nationaux puisque le renvoi préjudiciel présuppose l’indépendance des juridictions nationales. En outre, faute d’indépendance, l’application du principe de confiance mutuelle en lequel la Cour a vu, dans l’avis 2/13, un principe constitutionnel serait fortement compromise.
Aussi le respect de l’obligation d’assurer une protection juridictionnelle effective inclut l’exigence de respecter l’indépendance des juges : « Afin que cette protection soit garantie, la préservation de l’indépendance d’une telle instance est primordiale ainsi que le confirme l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte qui mentionne l’accès à un tribunal « indépendant » parmi les exigences liées au droit fondamental à un recours effectif ». La Charte n’est donc pas invoquée à titre principal, mais comme un élément d’interprétation de l’article 19. Cette obligation s’impose aussi bien à l’Union qu’à ses membres[2]. Sur cette base, la principale caractéristique de l’indépendance d’une juridiction réside dans son autonomie ce qui exclut toute subordination à une instance extérieure[3]. En ne respectant pas l'indépendance de la magistrature, un État membre ne viole pas seulement les valeurs consacrées à l'article 2 TUE ce qui l'expose à la procédure de sanction prévue à l'article 7 TUE, mais commet une violation du droit de l'Union justifiable d'une procédure de manquement.
La Commission hésitait à inclure dans son action en manquement la violation de l’article 19. Il semble que la Cour l’invite à mettre ses doutes de côté. Cette invitation est peut-être bienvenue pour les États qui, pour des raisons politiques, sont réticents à suivre la voie de l’article 7 TUE. Les gouvernement polonais et hongrois, de leur côté, contestent la compétence de la Commission pour évaluer leurs législations nationales au regard de l’article 2 TUE. La Cour paraît offrir une solution « parallèle » qui permettrait de trancher la question en substituant à un débat difficile au sein d’instances politiques un processus juridictionnel devant elle. L’Europe du droit prendrait la première place devant l’Europe des politiques. Ceci accroîtrait la pression sur les États concernés qui pourraient notamment se voir refuser le bénéfice de la confiance mutuelle. En outre, une condamnation ne serait pas sans effet sur leur opinion publique interne.
On ne peut douter le message de la Cour soit saisi par les intéressés. La Pologne était déjà engagée dans un conflit avec la Cour à propos de l’application des mesures provisoires relatives à la procédure de manquement relative à la gestion forestière du district forestier de Białowieża et qui semble avoir depuis assoupli sa position en engageant un dialogue avec la Commission[4] ne peut manquer d’être attentive à l’arrêt de la Cour. La Commission peut y voir l’occasion de se défausser temporairement d’une question délicate d’autant plus qu’il semble que le président Juncker soit plus prudent dans son expression sur le sujet. Enfin, le Conseil qui a discuté de la proposition de recours à l’article 7 et, semble-t-il constaté, sans surprise les divergences de vue entre les États membres peut considérer qu’une action en manquement sur ce point permettrait de suspendre le débat offrirait un répit bienvenu. Toutes ces raisons limitent en faveur du franchissement de la porte entrouverte par la Cour. La décision est entre les mains de la Commission.
Mais le seuil de la porte ouverte par la Cour pouvait être également franchi par les juridictions nationales. Il n'a fallu que deux semaines pour que la juge à la High Court irlandaise, Aileen Donnelly, saisie d'une demande d'exécution d'un mandat d'arrêt européen présenté par la Pologne, adresse un renvoi préjudiciel à la Cour de justice par un jugement du 13 mars 2018 afin de savoir si elle devait donner suite à la demande compte tenu des doutes exprimés tant par la Commission de Venise que par la Commission européenne quant à l'indépendance de le justice polonaise. La Cour de justice se trouvera donc confrontée aux conséquences de son arrêt et il est vraisemblable qu'elle en était conscient au moment où celui-ci a été rendu. Si elle se prononçait en faveur de l'inexécution du mandat en raison de défaillances systémiques du système judiciaire polonais empêchant le jeu de la confiance mutuelle, elle réaliserait par voie judiciaire une suspension partielle de la Pologne dans le cadre de l'espace de liberté, de justice et de sécurité, suspension qui semble impossible à mettre en œuvre aujourd'hui par la voie politique de l'article 7 TUE. A en juger par les réactions des autorités polonaises, celles-ci ont senti passer le vent du boulet. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Tout dépendra de la formulation des questions posées et de la volonté de la Cour soit de donner un jugement de principe, soit de les traiter de manière technique et d’y répondre au plus près.
[1] Cet arrêt de Grande Chambre du 13 juin 2017 concernait l’interdiction du cumul entre une retraite et une autre rémunération publique applicable aux magistrats retraités. Elle mettait en cause le respect du droit de propriété garanti par la Charte et non l’indépendance de la magistrature
[2] « La garantie d’indépendance, qui est inhérente à la mission de juger (voir, en ce sens, arrêts du 19 septembre 2006, Wilson, C‑506/04, EU:C:2006:587, point 49 ; du 14 juin 2017, Online Games e.a., C‑685/15, EU:C:2017:452, point 60, ainsi que du 13 décembre 2017, El Hassani, C‑403/16, EU:C:2017:960, point 40), s’impose non seulement au niveau de l’Union, pour les juges de l’Union et les avocats généraux de la Cour, ainsi que le prévoit l’article 19, paragraphe 2, troisième alinéa, TUE, mais également au niveau des États membres, pour les juridictions nationales ».
[3] « La notion d’indépendance suppose, notamment, que l’instance concernée exerce ses fonctions juridictionnelles en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, et qu’elle soit ainsi protégée d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions (voir, en ce sens, arrêts du 19 septembre 2006, Wilson, C‑506/04, EU:C:2006:587, point 51, ainsi que du 16 février 2017, Margarit Panicello, C‑503/15, EU:C:2017:126, point 37 et jurisprudence citée) »
[4] Voir le livre blanc présenté par le gouvernement polonais le 7 mars 2018 pour justifier ses mesures relatives à la magistrature dont la préface se conclut par la phrase suivante : « We are prepared for a constructive discussion based on facts and we believe that it will lead to a resolution that will be favourable both for Poland and the European Union ».
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Jean Paul Jacqué est un excellent praticien. A suivre
http://lionelscotto.bravesites.com/blog
Un grand merci, Monsieur le Professeur, pour les deux analyses lucides et stimulantes, et en pleine connaissance de cause, de l'avis 2/13.
Excellent commentaire. Invite à une réflexion approfondie de la place et de l'impact d'une telle position de la CJUE sur la société européenne et sur l’État de droit lui-même.