Confiance mutuelle

Un rapprochement entre la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme ?

 

Jean Paul Jacqué

Professeur émérite à l’Université de Strasbourg

Directeur général honoraire au Conseil de l’Union européenne

 

 

 

 

Après l’avis 2/13 de la Cour de justice de l’Union européenne sur l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, la question de la confiance mutuelle paraissait être l’un des points essentiels de divergence avec la Cour européenne des droits de l’homme[1]. Au vu de la jurisprudence de la Cour EDH et, notamment de son arrêt Tarakehl[2], la Cour de justice estimait en effet que le projet d’accord d’adhésion ne prenait pas en compte le fait que les Etats membres respectaient le même niveau de droits fondamentaux de telle sorte qu’on ne pouvait exiger d’un Etat membre qu’il vérifie le respect des droits fondamentaux, même au regard de la Convention, dans un autre Etats membre : « Ainsi, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, les États membres peuvent être tenus, en vertu de ce même droit, de présumer le respect des droits fondamentaux par les autres États membres, de sorte qu’il ne leur est pas possible non seulement d’exiger d’un autre État membre un niveau de protection national des droits fondamentaux plus élevé que celui assuré par le droit de l’Union, mais également, sauf dans des cas exceptionnels, de vérifier si cet autre État membre a effectivement respecté, dans un cas concret, les droits fondamentaux garantis par l’Union »[3].

 

L‘opposition réside donc sur le point de savoir si, avant de donner suite à une demande d’exécution d’un mandat d’arrêt européen en provenance d’un autre Etats membre ou d’exécution d’un jugement rendu par un tribunal d’un autre Etat, l’autorité compétente doit s’assurer du respect des droits fondamentaux dans cet Etat. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, c’est en principe le cas tandis que, pour la Cour de justice, une telle vérification n’est possible qu’en cas de circonstances exceptionnelles.

 

Cette divergence résulte à notre sens de la différence de fonction entre les deux Cours. La Cour EDH a pour mission de s’assurer du respect de la Convention dans les cas précis qui lui sont soumis. Il est donc naturel qu’elle se penche sur la situation concrète de l’individu qui se prétend victime dans le cas qui lui est soumis. La Cour de justice, lorsqu’elle est saisie par la voie préjudicielle, donne une interprétation abstraite du droit de l’Union, laissant le juge national appliquer celui-ci dans le cas précis. Certes, elle peut aller assez loin dans les circonstances de l’espèce, mais elle reste malgré tout dans le cadre de la question qui lui est posée.

 

C’est la raison pour laquelle, après l’avis 2/13 tout n’était pas joué et il n’était interdit de penser qu’en fonction de questions nouvelles qui lui seraient posées, la Cour de justice serait amenée à préciser encore sa position. De son côté, la Cour EDH était saisie d’une affaire relative à l’exécution des jugements étrangers et la doctrine attendait avec intérêt le jugement de la Grande chambre. Les arrêts de la Cour de justice dans les affaires jointes C-404/15 et C-659/15 PPU[4] et de l’arrêt Avotins c. Lettonie de la Cour EDH[5] semblent marquer un rapprochement des positions des deux cours. Ils méritent une analyse comparative prudente, car ils ne concernent pas la même situation. L’arrêt de la Cour de justice est consacrée au mandat d’arrêt européen, celui de la Cour EDH à l’exécution des jugements. Il n’est donc pas évident que les solutions retenues puissent s’appliquer dans tous les cas. Cependant, tant la Cour de justice que la Cour EDH précisent les exceptions possibles au principe de confiance mutuelle.

 

1. La Cour de justice et les exceptions dans l’application du principe de confiance mutuelle

 

Les affaires jointes C-404/15 et C-659/15 PPU sont relatives à des mandats d’arrêt européen délivrés respectivement par la Hongrie et la Roumanie. Les juridictions allemandes se sont penchées sur la situation des prisons dans les deux Etats et ont constaté au vu des divers rapports et de jugements de la Cour européenne des droits de l’homme que la situation dans les prisons de ces deux Etats exposaient les prisonniers à des risques de traitements inhumains et dégradants au vu notamment de la surpopulation carcérale. Le tribunal régional de Brème a saisi la Cour de justice d’une demande préjudicielle afin de savoir si le mandat devait être exécuté en cas de risques de violation des droits fondamentaux.

 

La réponse de la Cour de justice s’organise autour de plusieurs points. Tout d’abord, elle réaffirme le principe de la reconnaissance mutuelle qui repose sur la confiance mutuelle dans le respect des droits fondamentaux et qui constitue le pilier central de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Cependant, en cas de risques sérieux de violation des droits fondamentaux, il est possible de refuser l’exécution du mandat. L’analyse de risque doit reposer sur des éléments objectifs. Selon la Cour, « Ces éléments peuvent résulter notamment de décisions judiciaires internationales, telles que des arrêts de la Cour EDH, de décisions judiciaires de l’État membre d’émission ainsi que de décisions, de rapports et d’autres documents établis par les organes du Conseil de l’Europe ou relevant du système des Nations unies ». Il peut s’agir soit de défaillances systémiques, soit de défaillances visant un groupe particulier de personnes.

 

Cependant l’existence de tels risques ne constitue pas un motif suffisant de refus. Le juge national doit se demander si la personne concernée sera soumise à un traitement contraire aux droits fondamentaux. A cette fin, elle doit demander à l’Etat, auteur de la demande, de fournir des informations complémentaires sur le traitement qui sera réservé à cette personne en fixant le cas échéant un délai pour répondre. Si les réponses ne sont pas satisfaisantes, l’exécution du mandat peut être reportée. Pendant ce report, la personne concernée ne peut être détenue que pour autant que ke délai ne soit pas excessif et que le principe de proportionnalité soit respecté.

 

Par rapport à sa jurisprudence antérieure, et notamment N.S., la Cour de justice apporte des précisions supplémentaires. Tout d’abord, le risque systémique ne doit pas viser l’ensemble des personnes emprisonnées, mais un groupe particulier de personnes. Sir ce point, la Cour rejoint la jurisprudence Tarakehl de la Cour EDH laquelle avait constaté en l’espèce que le système italien ne présentait pas de risques systémiques en ce qui concerne les réfugiés, mais seulement à l’égard d’une catégorie spécifique de personnes, en l’occurrence les familles accompagnées d’enfants. Ensuite, la Cour indique qu’une fois constatée l’existence d’un risque, l’examen doit porter sur l’exposition de la personne concernée au risque de violation de ces droits fondamentaux à la suite d’un examen contradictoire avec l’Etat qui a émis le mandat. Le rapprochement entre les deux Cours est donc sensible.

 

2. La reconnaissance de l’importance de la confiance mutuelle par la Cour européenne des droits de l’homme

 

Dans l’affaire Avotins, le requérant avait été condamné par une juridiction chypriote pour non-paiement d’une dette et se plaignait de la décision des juges lettons d’ordonner l’exécution du jugement chypriote alors qu’il n’avait pas été en mesure de présenter sa défense à Chypre. Il invoquait une violation de son droit à un procès équitable. L’arrêt qui conclut à l’absence de violation n’est pas d’une clarté exemplaire, mais il démontre une certaine ouverture aux préoccupations de la Cour de justice.

 

La Cour pose en principe qu’une décision relative à l’exécution d’un jugement étranger ne peut être prise sans qu’il ait été possible de contester le caractère équitable de la procédure, soit dans l’Etat d’origine, soit dans l’Etat requis. En soi, cette constatation ne s’oppose pas au jeu de la confiance mutuelle dont la Cour souligne l’importance : « La Cour est consciente de l’importance des mécanismes de reconnaissance mutuelle pour la construction de l’espace de liberté, de sécurité et de justice visé à l’article 67 du TFUE, et de la confiance mutuelle qu’ils nécessitent. Comme l’indiquent les articles 81 § 1 et 82 § 1 du TFUE, la reconnaissance mutuelle des décisions de justice sert notamment à faciliter une coopération judiciaire efficace dans les domaines civil et pénal. La Cour a déjà indiqué à de nombreuses reprises son attachement à la coopération internationale et européenne … . Ainsi, elle estime entièrement légitimes au regard de la Convention, dans leur principe, la création d’un espace de liberté, de sécurité et de justice en Europe et l’adoption des moyens nécessaires à cette fin ».

 

Par contre, le jeu de la confiance mutuelle ne doit pas porter atteinte aux droits fondamentaux ce qui interdit une application mécanique du principe. La Cour EDH veut rechercher un équilibre entre ces deux impératifs, efficacité de la confiance mutuelle et protection des droits fondamentaux. A cette fin, elle joue sur sa jurisprudence Bosphorus dont elle précise qu’elle s’applique lorsque le droit de l’Union ne laisse aucune marge d’appréciation à l’Etat membre et lorsqu’une protection juridictionnelle complète est offerte par l’Union au requérant. Or le principe de confiance mutuelle ne laisse pas de marge d’appréciation. Quant à la protection juridictionnelle, elle doit s’apprécier au regard des circonstances de l’espèce. Certes la juridiction lettone n’a pas saisi la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel, mais le requérant n’avait soulevé aucun argument quant à l’interprétation du droit de l’Union ou aux droits fondamentaux. L’absence de renvoi préjudiciel ne permet de conclure en l’espèce à l’absence d’une protection juridictionnelle complète. On notera en passant que la Cour semble tempérer sa jurisprudence sur l’obligation de renvoi[6].

 

Puisque les conditions de Bosphorus sont remplies, le système de l’Union offre une protection équivalente à celui de la Convention, la requête n’est donc recevable qu’en cas d’insuffisance manifeste de protection des droits fondamentaux. Le test relatif à l’exigence d’un contrôle sur le jugement de l’Etat d’origine est relativement peu élevé puisqu’il porte sur l’insuffisance manifeste. Il en résulte que le juge de l’Etat requis ne doit renoncer à faire jouer la confiance mutuelle qu’en présence d’« un grief sérieux et étayé dans le cadre duquel il est allégué que l’on se trouve en présence d’une insuffisance manifeste de protection d’un droit garanti par la Convention et que le droit de l’Union européenne ne permet pas de remédier à cette insuffisance ». En l’espèce, le requérant n’ayant pas utilisé les voies de recours disponible à Chypre contre le jugement chypriote, il a lui-même contribué à la création du préjudice dont il se plaint et il n’y a pas de violation de l’article 6 de la Convention[7].

 

La Cour EDH fait donc un pas vers la Cour de justice en limitant l’obligation de contrôler les jugements étrangers qu’au seul cas d’insuffisance manifeste de protection fondé sur des allégations sérieuses émanant du requérant.

 

Conclusion

 

Le rapprochement est considérable. Après la rupture qui semblait consacrée par l’avis 2/13, le réalisme fondé sur le dialogue des juges semble prévaloir. Chaque juridiction prend acte de la position de l’autre et la raison semble prévaloir. Certes les deux cas concernent des situations très différentes, mais la confiance mutuelle est appelée à jouer de manière différente dans des contextes différents. Cependant le principe est le même, la confiance mutuelle est reconnue, mais ses modalités d’application présupposent que l’invocation d’un risque sérieux de violation des droits fondamentaux appelle un examen de la situation individuelle du requérant. Il reste à savoir si ce début de convergence peut faire disparaître l’un des obstacles à l’adhésion en codifiant, dans un futur accord, cette jurisprudence. Un article pourrait être introduit dans l’accord qui se lirait ainsi : « En application du principe de confiance mutuelle, les Etats membres présument que les droits fondamentaux sont respectés par les autres Etats membres. Cependant cette présomption ne peut s’opposer à ce qu’un Etat membre suspende sa coopération avec un autre Etat membre lorsqu’il existe, dans des circonstances exceptionnelles, des motifs sérieux de penser que l’application du principe de confiance mutuelle conduira à des violations sérieuses des droits fondamentaux.

 

 

 

 

 

 

 



[1] Avis 2/13 du 18 décembre 2014, ECLI:EU:C:2014:2454

[2] Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, Grande Chambre, 4 novembre 2014

[3] Avis précité, point 192

[4] Arrêt du 5 avril 2016, Grande Chambre, Aranyosi et Caldararu, ECLI:EU:C:2016:198

[5] Arrêt du 23 mai 2016, Grande Chambre

[6] « La Cour rappelle que, dans un contexte différent, elle a dit qu’une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue de motiver au regard des exceptions énoncées dans la jurisprudence de la CJUE son refus de saisir cette cour à titre préjudiciel. Le juge national doit donc indiquer les raisons pour lesquelles il considère qu’un renvoi préjudiciel n’est pas nécessaire (Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, nos 3989/07 et 38353/07, § 62, 20 septembre 2011, et Dhahbi c. Italie, no 17120/09, §§ 31-34, 8 avril 2014). La Cour souligne que le contrôle qu’elle opère à cet égard a pour objet de déterminer si le refus d’opérer un renvoi préjudiciel a constitué en lui-même une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et que, pour ce faire, elle prend en compte la ligne de conduite déjà fixée par la jurisprudence de la CJUE. Ce contrôle est donc différent de celui qu’elle opère lorsque, comme en l’espèce, elle tient compte de la décision de ne pas opérer un renvoi préjudiciel dans l’appréciation d’ensemble que, conformément à sa jurisprudence Michaud, elle fait du degré de protection des droits fondamentaux assuré par le droit de l’Union européenne afin de déterminer si elle peut appliquer à la décision contestée la présomption de protection équivalente, présomption qu’elle applique selon des conditions qu’elle fixe elle-même ».

[7] Cette constatation peut être contestée au regard de la charge de la preuve de l’existence de voies de recours à Chypre. Devait-elle ou non être imputée au requérant ?