22. juin, 2016

Texte

Crise des valeurs dans l’Union européenne ?

 

Jean Paul Jacqué

Professeur émérite à l’Université de Strasbourg

Directeur général honoraire au Conseil de l’Union européenne

 

 

 

 

 

L’une des innovations du traité de Lisbonne est d’avoir consacré dans l’article 2 TUE les valeurs de l’Union européenne. C’est le résultat d’un long processus ouvert en 1973 par la déclaration des chefs d’Etat ou de gouvernement sur l’identité européenne laquelle identifiait des valeurs communes aux Etats membres : démocratie représentative, règne de la loi, justice sociale et respect des droits de l’homme. Ces valeurs ont été progressivement inscrites dans la jurisprudence de la Cour de justice que l’on se souvienne des arrêts les Verts concernant le règne de la loi ou Isoglucose relatif au principe de démocratie. Dans le traité de Maastricht, un pas important a été franchi. Les valeurs mentionnées ne sont plus propres aux Etats membres, mais également à l’Union. Elles font l’objet du paragraphe 1 de l’article F TUE (devenu 6 TUE) et été assorties à l’article 7 TUE d’une procédure destinée à en sanctionner une violation grave et persistante. Cette procédure de sanction a été complétée par un mécanisme préventif destiné à être actionné en cas de violation grave de ces valeurs. Cet ajout faisait suite à la situation née de la participation d’un parti d’extrême droite au gouvernement autrichien en 1999. Le traité de Lisbonne parachève cette évolution tout en conservant les procédures de prévention et de sanction. Le système repose dorénavant sur l’obligation faite aux Etats candidats de respecter et promouvoir les valeurs de l’Union et aux Etats membres de respecter celles-ci faute de quoi les procédures prévues à l’article 7 TUE seront mises en œuvre. Ce mouvement répond à plusieurs objectifs. Tout d’abord, il s’agit d’une transposition des principes constitutionnels des Etats membres. Une Union d’Etats démocratiques ne peut que reposer sur des principes démocratiques. Ensuite, en incorporant dans le droit de l’Union des valeurs constitutionnelles, l’Union prévenait des conflits dans lesquels un Etat aurait opposé ces mêmes valeurs au droit de l’Union. Si l’Union et les Etats partagent les mêmes valeurs, le droit de l’Union aussi bien que le droit national doivent les respecter. Enfin ce partage de valeurs permet le développement de la confiance mutuelle, principe fondamental de l’espace de liberté, de justice et de sécurité, qui peut alors opérer sans réserves.

 

Confrontées à la situation qui prévaut actuellement dans l’Union européenne, ces dispositions peuvent sembler rester largement lettre morte à un point tel que certains pourraient, reprenant les mots de Stefan Zweig dans « Le monde d’hier », parler de suicide de l’Europe. Comment en est-on arrivé là ?

 

Les racines de la crise

 

En raison de la sensibilité de la crise migratoire au regard des droits fondamentaux et des réactions qu’elle provoque au sein des Etats membres, il est aisé d’attribuer la crise des valeurs à la faiblesse des réactions de l’Union en ce domaine. Mais, en réalité, L’Union européenne se trouve dans une situation sans précédent puisqu’elle doit faire face à une triple crise que le président Juncker qualifiait par euphémisme en janvier 2015 de « polycrise insuffisamment maitrisée ». Il s’agit une crise économique dont elle se remet trop lentement, un terrorisme importé mais dont les acteurs sont souvent des nationaux, enfants d’immigrés, de seconde ou de troisième génération et un mouvement d’immigration sans précédent depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Face à cette situation déstabilisatrice, l’Union européenne n’a pas su réagir à temps. En effet, comme toute démocratie représentative, et plus encore peut-être, l’Europe est faite pour les temps calmes. Son mode de fonctionnement fondé sur le consensus ne permet guère l’anticipation et ne facilite pas l’efficacité. Il est plus réactif qu’anticipateur. Que l’on songe au temps nécessaire pour adopter la directive sur l’identification des passagers aériens proposée en 2O11, adoptée seulement en 2016, et qui ne prévoit pas l’établissement d’un fichier européen, mais de fichiers nationaux auxquels les autres Etats membres n’ont pas automatiquement accès ! Dans ces conditions, comment s’étonner de la perte de crédibilité des institutions.

 

L’Union souffre également d’un manque criant de leadership. L’œil rivé sur les enjeux nationaux, les responsables politiques nationaux n’ont plus le courage d’assumer des décisions qu’ils prennent en commun devant leur population et reviennent sur leurs engagements. Ils n’acceptent plus la règle majoritaire qu’ils ont eux-mêmes introduite dans les traités. Que l’on songe à la réaction de certains nouveaux Etats membres face aux quotas de répartition des réfugiés.

 

Enfin, et c’est un problème qui accompagné l’histoire de l’Union depuis les origines, comment peut-on faire vivre un telos sans demos ? L’Union a beau avoir développé au fil du temps toutes les techniques de la démocratie représentative et de la démocratie participative, le lien avec les peuples demeure toujours aussi difficile à établir. Cette situation ne présentait pas de difficultés majeures lors que la Communauté était essentiellement un marché intérieur et que les résultats positifs de son action pouvaient être légitimés à posteriori par le consensus silencieux des peuples. Elle devient préoccupante depuis Maastricht dès lors que les compétences de l’Union s’étendent à des domaines plus sensibles pour les citoyens comme la monnaie, l’immigration, le droit pénal, la coopération policière ….

 

Dans une telle situation, il est naturel que les peuples se réfugient dans le cadre national qui est le plus proche d’eux et qu’ils ont l’impression de pouvoir contrôler. Nationalisme et populisme deviennent des réactions naturelles face à des structures européennes dépersonnalisées et sans réelle accountability. Il est naturel aussi que l’on voie dans un abaissement du seuil des droits fondamentaux un moyen de répondre aux défis que l’Union ne parvient pas à résoudre. Restreindre l’immigration en criminalisant celle-ci et en durcissant les procédures d’asile parfois en violation du droit international, comme si des migrants qui ont risqué plusieurs fois la mort dans leur périple pouvaient être dissuadés par de telles mesures. Renforcer les moyens de lutte contre le terrorisme sans prendre toujours les précautions nécessaires pour éviter de toucher aux droits de tous, les terroristes étant pour leur part peu sensibles à ce genre de mesures lorsqu’ils ont décidés de sacrifier leur existence dans ce combat. L’absence de réponse des institutions européennes fait courir le risque d’une surenchère de mesures nationales qui ne seront pas toujours respectueuse des valeurs communes alors que la raison indique que ces problèmes ne peuvent être résolus dans le cadre de « forteresses nationales ». Sans critiquer toujours la nécessité de certaines réactions, il convient de s’inquiéter de leur proportionnalité.

 

Les conséquences sur les valeurs

 

Ce phénomène est accentué par le fait que les valeurs de l’Union perdent de leur universalité. L’Etat de droit reste fragile dans les nouveaux Etats membres et n’a jamais été réellement implanté dans certains d’entre eux. Certains Etats ne se sont pas encore remis des conséquences de la première guerre mondiale et les effets de celle-ci, notamment du traité de Trianon, resurgissent après la longue glaciation derrière le rideau de fer. La revendication de souveraineté nationale longtemps confisquée fait sa réapparition et joue, dans certaines formations politiques sur une identification de l’Union européenne à l’ancienne Union soviétique. Ce mouvement est encouragé par des revendications similaires dans certains anciens Etats membres et par l’attitude britannique puisque l’on attribue à tort c cette assimilation à l’ancien premier ministre britannique Margaret Thatcher dans son fameux discours de Bruges le 20 septembre 1988. Elle se contentait de plaider pour une autre Europe et mettait en garde contre une centralisation excessive, mais n’a été retenue que cette phrase « C’est vraiment ironique que juste au moment où̀ des pays comme l’Union soviétique, qui ont tenté́ de diriger toutes choses depuis un centre, sont en train d’apprendre que la réussite dépend de la dévolution des pouvoirs et des décisions vers la périphérie, que certains dans la Communauté́ semblent vouloir aller dans la direction opposée ». Mais les populistes ne répugnent pas à l’approximation historique.

Bien sûr, chaque forme de populisme est liée étroitement aux conditions nationales, mais tous ces mouvements se caractérisent par une tentation de l’autoritarisme et une acceptation limitée de l’État de droit.

 

Ces revendications conduisent à oublier la solidarité qui est une des valeurs fondamentales de l’Union et l’on accepte les bénéfices de l’appartenance à celle-ci tout en en refusant les contraintes. Cette crispation a toujours été sensible à l’Est dans des petits pays menacés par le déclin démographique et qui se sentent menacés dans leur existence à la frontière de la Russie et de l’Union.

 

Ce phénomène prend aujourd’hui une importance particulière parce qu’il ne s’agit plus de réactions éparses, mais qu’il a fait l’objet d’une mise en forme doctrinale par le président hongrois qui a développé la théorie de «l’illibéralisme» qui se situe à l’opposé des valeurs européennes. Proche de la doctrine de Poutine de la verticale du pouvoir, cette théorie n’est pas sans rapport avec les thèses de Carl Schmitt sur la primauté du politique par rapport à l’Etat de droit et aux droits fondamentaux. La souveraineté s’exprime dans la nation qui est la valeur suprême ce qui explique l’instauration pour la presse en 2011 d’un délit d’atteinte à l’intérêt public. Pour le président Orban, la démocratie parlementaire à l’occidentale a fait preuve de son inefficacité alors que des régimes comme la Chine, Singapour ou la Russie conjugueraient efficacité et stabilité. La solution se trouverait dans une autocratie élective fondée sur la volonté de la nation qui ne saurait être soumise aux restrictions qu’impose l’Etat de droit. Il ne s’agit pas supprimer les libertés fondamentales, mais de les soumettre à l’intérêt de la Nation seule juge du bien commun.

 

On pourrait voir dans cette doctrine la simple expression d’une attitude provocatrice vis-à-vis des partenaires de l’Union destinée aux opinions publiques nationales si de cette vision ne découlait une stratégie. La Hongrie et la Pologne se sont d’abord attaquées  à la Cour constitutionnelle, garante de l’État de droit, à travers un contrôle des nominations et surtout d’une limitation des compétences. Des réformes procédurales, comme en Pologne, en rendent le fonctionnement plus difficile. Ce rempart de l’Etat de droit étant atteint, il devient plus facile de mettre au pas les contre-pouvoirs (organe de contrôle, médias, banque centrale) soit par la nomination politique des responsables, soit par des législations restrictives. La faiblesse des réactions européennes contre la Hongrie encourage d’autres Etats comme le Pologne à suivre la même voie.

 

Réagir ?

 

Comment réagir face à ce risque de destruction des valeurs européennes ? La réponse n’est pas aisée et l’on ne peut que définir quelques pistes.

 

Il est indispensable de combler au niveau de l’Union le vide béant entre demos et telos. Ce n’est pas aisé, car depuis les débuts de la construction européenne, le problème n’a pu être résolu. Il est douteux que sur ce plan quelque initiative majeure puisse apporter une réponse définitive. Avant tout, une évolution passe d’abord par la création d’un lien plus fort entre les institutions européennes et les institutions nationales. Le dialogue entre parlements existe, mais doit considérablement amplifié. Il n’est pas question ici des cartons de différentes couleurs qui permettent aux parlements nationaux de s’opposer à la législation européenne, mais de systématiser les pratiques existantes : visite des commissaires dans les Etats membres, réunion des rapporteurs du Parlement européen avec les commissions parlementaires nationales, constitutions de groupes thématiques de parlementaires européens et de parlementaires nationaux ….  Une communauté politique se crée à travers des débats ouverts. Or le mode de décision dans l’Union fondé sur le consensus ne laisse guère de place au débat public. C’est le devoir des institutions de contribuer à ces débats en s’efforçant de faire apparaître au fil de discussions très souvent techniques qui n’intéressent que les experts les aspect politiques majeurs. Le système de décision dans l’Union tue l’idéologie, il faut la ressusciter afin que les enjeux réels puissent être compris de l’opinion. C’est là une des responsabilités essentielles du Parlement européen qui la sacrifie souvent sur l’autel de l’efficacité. C’est l’une des causes du désintérêt de l’opinion. Enfin il appartient aux responsables politiques nationaux de prendre leurs responsabilités. Ils ne sont pas seulement des représentants des intérêts nationaux après de l’Union. Ils sont aussi des décideurs et il leur appartient de défendre publiquement leurs décisions au lieu d’en rejeter la responsabilité sur une Commission qualifiée de technocratique alors qu’elle est démocratiquement investie par un Parlement élu au suffrage universel. Au lieu de suivre les mouvements d’une opinion publique souvent mal informée, il leur incombe d’informer pleinement celle-ci des choix possibles afin qu’elle puisse se former en toute connaissance de cause.

 

L’adhésion populaire à l’Union dépend aussi de la capacité de celle-ci à agir avec efficacité. Celle doit reposer sur un renforcement des institutions intégrées, notamment de la Commission, au dépens du Conseil européen. Ce dernier doit retrouver son rôle qui est de définir des lignes d’action et non pas de négocier sur les aspects techniques des dossiers. Le traité de Lisbonne et la crise de l’Euro ont contribué à faire du Conseil européen le pivot de l’Union. Mais, par sa composition même, il n’est pas équipé pour résoudre rapidement les problèmes qu’il aborde et surtout pour les gérer. Le traité de Lisbonne prévoit sagement que le Conseil européen n’a pas de rôle législatif. Il faut en revenir au traité et le laisser assumer les responsabilités majeures qui sont les siennes au regard des traités. Une des raisons de la généralisation de l’euroscepticisme réside dans le fait que l’Union est perçue comme une machine empêtrée dans la gestion de questions parfois triviales au détriment de la résolution de crises majeures sans offrir une vision de l’avenir aux citoyens. Il appartient au Conseil européen d’offrir une vision et un narratif susceptible de susciter l’adhésion. Se concentrer sur les défis qui conditionnent l’avenir du continent, montrer qu’il n’est possible d’y faire face qu’ensemble et définir une démarche et un calendrier.

 

Mais surtout l’Union doit se montrer intransigeante sur ses valeurs. On se souvient avec nostalgie de la réaction des Etats membres lors de la participation de l’extrême droite au gouvernement autrichien. On en est loin aujourd’hui. La Hongrie et la Pologne estiment que l’Union ne doit pas intervenir dans leur affaires internes. Mais il ne s’agit pas d’affaires internes, mais du respect de valeurs communes acceptées par tous et consignées dans les traités. L’article 7 TUE prévoit clairement les responsabilités de l’Union en ce domaine. Certes ses dispositions n’ont jamais utilisé en raison de la réticence des Etats membres, mais aussi des connivences politiques au Parlement européen. Le cadre pour l’Etat de droit adopté par la Commission en 2014 institue une procédure fondée sur la négociation entre l’Union et l’Etat concerné qui peut aboutir en cas d’échec sur une mise en œuvre de l’article 7. Alors que la Hongrie n’avait fait l’objet que de procédures de manquement dans les rares domaines où sa législation enfreignant le droit de l’Union, la procédure a été mise en œuvre à l’encontre de la Pologne et, après négociations, a conduit à un avis adressé au gouvernement polonais qui sera éventuellement suivi d’une recommandation si une réponse satisfaisante n’est pas apportée.

 

Face aux crises, l’Union peut se ressaisir et trouver le moyen de se réconcilier avec ses peuples ce qui passe tant par des réponses rapides et efficaces aux défis actuels que par une attitude intransigeante sur le respect de ses valeurs ce qui d’ailleurs appuiera ceux qui luttent dans certains Etats membres pour le texte de l’Etat de droit. On dit souvent avec quelques exagérations que la construction européenne a apporté la paix à l’Europe après la seconde guerre mondiale, il est vrai qu’elle a réconcilié les peuples autour de ses valeurs. Cet acquis mérite d’être protégé.